Un homme de 65 ans assis dans un laboratoire du centre médical de l’université Duke, à Durham, en Caroline du Nord, réclame une cigarette, la douzième en moins de huit heures. Un chercheur se fait un plaisir d’accéder à sa demande. Quand l’homme allume la cigarette, une nuée de techniciens s’activent à ses côtés. On lui fait une prise de sang à l’aide d’un cathéter, on le fait exhaler dans un détecteur et on le soumet à des tests de connaissance.
L’expérience, conduite par le neurologue Jed Rose, vise à étudier la réaction de volontaires aux cigarettes Quest, produites avec du tabac génétiquement modifié contenant moins de nicotine. Ce scientifique, qui dirige le programme de recherche sur la nicotine de l’université Duke, travaille sans relâche à la mise au point de méthodes facilitant l’arrêt du tabac. Cette étude représente à ses yeux une étape importante dans la mission du centre, car elle montre que les fumeurs de cigarettes Quest inhalent moins de fumée que les amateurs des traditionnelles cigarettes légères, ce qui réduit leur dépendance. Mais les travaux de Rose sont controversés, parce qu’ils ont été commandités par Vector Tobacco, le fabricant des cigarettes Quest, et que le centre est financé par le géant du tabac Philip Morris.
Depuis la fin des années 1990, l’industrie du tabac a versé plusieurs millions de dollars aux universités pour qu’elles créent des produits moins nocifs - cigarettes génétiquement modifiées, pastilles à sucer, inhalateurs de nicotine, etc. -, officiellement dans le but de réduire les risques du tabac. Les défenseurs des cigarettiers proclament qu’ils ont tourné une page et qu’ils cherchent réellement à améliorer la sécurité de leurs produits. Mais leurs pourfendeurs ne voient dans leur récent engagement qu’un miroir aux alouettes et rappellent comment ils ont tenté de manipuler la recherche au cours des cinquante dernières années.
Pour Jed Rose, cette nouvelle priorité accordée par les cigarettiers à la fabrication de produits moins nocifs peut marquer l’avènement d’une ère plus salubre où les travaux de recherche seront financés par l’industrie du tabac. Ces travaux seront “de très haute qualité, innovants et inédits, prophétise-t-il, et n’auront rien à voir avec les dérapages du passé.” Et il précise : “Aucun des fabricants qui nous financent n’a tenté d’influer sur nos recherches.”
Cet homme, qui a participé à la mise au point du patch, soutient que ce n’est pas en dénigrant l’industrie qu’on viendra en aide aux millions d’individus qui veulent arrêter de fumer. “Les véritables ennemis des fumeurs sont la mort et la maladie, dit-il. Si l’on peut utiliser l’argent du tabac pour assurer aux gens une vie plus saine, pourquoi s’en priver ?”
Stephen Rennard, pneumologue au centre médical de l’université du Nebraska, à Omaha, reçoit lui aussi une aide de l’industrie du tabac. “Je me place sous l’angle de la santé publique, explique-t-il. Dans la mesure où les gens continuent de fumer, il faut faire en sorte qu’ils courent le moins de risques possible. L’industrie du tabac a besoin de la recherche universitaire pour créer des produits moins nocifs.”
Dans le cadre d’un projet financé par le cigarettier RJ Reynolds, Rennard a étudié les mérites d’Eclipse, une nouvelle cigarette dont le tabac est chauffé au lieu d’être brûlé, ce qui devrait produire une fumée moins nocive. Il a également reçu des fonds de Philip Morris pour déterminer la quantité de fumée inhalée par le fumeur moyen et aider l’entreprise à concevoir une cigarette dégageant moins de fumée. Le chercheur reconnaît qu’avant d’accepter l’aide de l’industrie du tabac il a longuement réfléchi. “J’ai fini par me dire que cette recherche devait être financée par les cigarettiers. Il ne faut pas utiliser les ressources publiques pour fabriquer de meilleures cigarettes. C’est comme si l’Etat subventionnait la production de meilleures lessives.” “Il est bien vu aujourd’hui de taper sur l’industrie du tabac, ajoute-t-il. C’est trop simple et cela ne sert à rien. Si, par excès de scrupules, nous ajournons ces recherches, il risque de s’écouler des années avant que des produits pouvant sauver des vies humaines fassent leur apparition sur le marché. Ce serait vraiment dramatique.”
Mais tout le monde n’est pas de cet avis. Simon Chapman, rédacteur en chef de la revue Tobacco Control et professeur de santé publique à l’université de Sydney, en Australie, est convaincu que, malgré leurs récents efforts de soutien à la recherche, les cigarettiers ne s’intéressent guère à la santé des gens. “Ils financent la recherche pour s’acheter une respectabilité et éviter les procès”, dit-il. Certains pensent même que la fabrication de produits moins nocifs n’est qu’un stratagème pour entretenir la dépendance au tabac. Selon Chapman, il suffit de voir comment les cigarettiers prennent pour cible la jeunesse dans les pays en développement ou se servent d’athlètes pour promouvoir leurs ventes en Chine pour se convaincre qu’ils n’ont pas changé d’attitude.
Saboter les travaux qui leur seraient défavorables
Pour les adversaires d’un financement de la recherche par l’industrie du tabac, l’Histoire parle d’elle-même. Au début des années 1950, quand il est apparu clairement que le tabagisme provoquait des maladies, les plus gros cigarettiers du monde ont créé le Comité de recherche de l’industrie du tabac (TIRC) - rebaptisé ultérieurement Conseil pour la recherche sur le tabac (CTR) - pour financer la recherche sur les effets nocifs du tabac. Mais des documents internes ont révélé récemment que le principal objectif de l’organisme était en fait de brouiller les cartes. “En quarante ans d’activité, le TIRC et le CTR n’ont jamais reconnu que le tabac provoquait le cancer”, observe Michael Cummings, directeur du programme de lutte contre le tabagisme à l’Institut de cancérologie de Roswell Park, dans l’Etat de New York. “Ces organismes s’occupaient davantage de relations publiques que de science.” L’industrie a finalement accepté de mettre un terme aux activités du CTR en 1998, dans le cadre d’un accord, le Masters Settlement, qui prévoit que les cigarettiers versent 206 milliards de dollars à 46 Etats pour les dédommager des coûts engendrés par les maladies dues au tabac.
Mais le problème ne se limitait pas au CTR. Des cigarettiers ont été poursuivis pour avoir saboté des travaux scientifiques dont les conclusions leur étaient défavorables, financé des études orientées afin de décrédibiliser des rapports contre le tabagisme et s’être servi du nom de scientifiques et d’établissements prestigieux pour améliorer leur image. L’industrie s’est également discréditée quand, dans les années 1950 et 1960, elle a claironné que ses cigarettes légères étaient moins nocives tout en faisant disparaître les preuves que les fumeurs tiraient plus fort sur leurs cigarettes et inhalaient davantage de substances cancérigènes.
Richard Hurt, directeur du Nicotine Dependence Center de la clinique Mayo, à Rochester, dans le Minnesota, souligne que les chercheurs en quête de fonds ne devraient pas oublier le lourd bilan du tabagisme : 4,9 millions de décès par an dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé. D’après lui, “la santé publique est incompatible avec les capitaux du tabac”.
Pendant que les scientifiques débattent des mérites d’un tel financement, d’autres autorités pourraient bien leur retirer la possibilité d’en décider. Au cours des dix dernières années, un certain nombre d’établissements, parmi lesquels la Harvard School of Public Health et l’université de Glasgow, ont interdit à leurs chercheurs de solliciter des subventions auprès de l’industrie du tabac. Et des organismes comme le Cancer Research UK et le Wellcome Trust ne financent plus les travaux de chercheurs qui acceptent ces subventions. Stephen Rennard, qui a été subventionné par l’industrie du tabac, s’insurge : “Les positions politiques ne doivent pas entrer en ligne de compte dans les programmes scientifiques, objecte-t-il. Si on limite la liberté de la recherche pour des raisons éthiques, faut-il aussi interdire les subventions des laboratoires pharmaceutiques ou des industries polluantes ? Jusqu’où doit-on aller ?”
Mais la tendance pourrait s’inverser. Cet été, une résolution allant dans l’autre sens a été approuvée par le conseil d’administration de l’université de Californie. Notant qu’“aucune entrave ne doit gêner la capacité d’un membre de la faculté à solliciter ou accepter des aides financières”, elle permet explicitement à tous les organismes relevant de l’université d’utiliser les capitaux du tabac. A l’inverse, Joanna Cohen, de l’université de Toronto, affirme que “l’université doit donner l’exemple, la liberté de recherche ne doit pas l’emporter sur les responsabilités éthiques”. Le débat continue.
David Grimm Science
Pauvres fumeurs
L’Organisation mondiale de la santé dénonce le cercle vicieux qui lie le tabac - qui tue chaque année près de 5 millions de personnes dans le monde - et la pauvreté. Pas moins de 84 % des fumeurs vivent dans des pays en développement ou des pays en transition. Le tabac y représente d’ailleurs un poids financier important : au Vietnam, les ménages les plus démunis dépensent presque quatre fois plus pour le tabac que pour l’éducation. En Egypte, les cigarettes et autres produits du tabac représentent plus de 10 % des dépenses des ménages à revenu faible. Dans les pays riches, comme le Royaume-Uni, une étude a montré que seuls 10 % des femmes et 12 % des hommes fument dans la catégorie socio-économique la plus élevé, contre 35 % des femmes et 40 % des hommes dans la catégorie socio-économique la plus basse.
Sources "Courrier International"